C’est en méditant, à l’été 2017, sur le célèbre compromis enseigné aux entrepreneurs – « il n’est pas possible de faire à la fois vite, bien et pas cher » – que j’ai décelé la présence d’un compromis similaire au cœur de mes recherches en anthropologie. En effet, il m’apparaissait alors flagrant qu’il n’est pas possible, au sein d’une société humaine, d’avoir à la fois une forte amplitude de liberté personnelle, une forte technicité et une forte viabilité écologique.

Je vais vous exposer ici pourquoi ce compromis semble s’imposer, de manière universelle, à toutes les sociétés, passées, présentes, futures et hypothétiques, puis vous partager le calcul que j’ai élaboré pour le représenter. Il s’agit d’un outil très low-tech et appropriable par tous : il suffit de savoir compter jusqu’à 10 et d’avoir une feuille de papier !

Le « triangle des compromis » fait également l’objet d’un chapitre dans mon livre.

[lwptoc]

Qu’est-ce qu’un agencement systémique ?

Depuis leurs débuts, les humains se sont dotés de savoirs, de pratiques, d’organisations et de techniques simples leur permettant de répondre à leurs besoins localement, individuellement et directement. Nous parlerons à leur sujet de « capacités autonomes ».

Exemples : connaissance de la biocénose, pratique du bois sculpté, de la poterie, de la vannerie, du tannage, etc.

En se complexifiant, les sociétés purent, en complément des capacités autonomes, élaborer des relations productives sophistiquées (de véritables « agencements systémiques »), sollicitant l’imbrication d’une multiplicité d’êtres, de savoirs, de pratiques, d’outils, de ressources, de techniques simples et complexes… provenant le plus souvent de lieux épars, en vue d’aboutir à des résultats complexes (des « produits d’origine systémique »).

Exemples de réalisations : aqueducs, cathédrales, chaise en plastique, téléphone, etc.

Détaillons ici l’exemple de la chaise en plastique : Les designers qui la conçoivent utilisent des outils produits par d’autres. Sa composition nécessite du pétrole – extrait à l’aide de machines, acheminé par des bateaux et des camions, via des réseaux routiers – qui sera raffiné, transformé, moulé, teint et vendu sous forme de chaise. Chaque étape implique le concours de très nombreux travailleurs formés par des centres scolaires, logés dans des bâtiments produits par des entreprises de construction, nourris et vêtus par des industriels de l’alimentation et du textile. Sur leur temps de travail, des garderies et des écoles s’occupent de leurs enfants. Sur leur temps libre, ils consomment des divertissements, ainsi que des drogues légales et/ou illégales, leur permettant d’évacuer la pression, etc. Tous les échanges susnommés devront être fluidifiés par des transferts monétaires assurés par un réseau bancaire, et encadrés par des institutions étatiques assurant un pouvoir structurant.
La chaîne productive ici décrite peut, en bien des points, être commune à la production de nombreux autres produits d’origine systémique. Elle n’en demeure pas moins indispensable, dans sa totalité, à l’obtention de ladite chaise. De plus, chaque composant systémique (machine, fourniture, service, etc.) mobilisé, entraîne, pour sa propre production, d’autres agencements systémiques tout aussi vastes, et ainsi de suite. En fin de compte, bien rares sont les humains qui n’auront pas été impliqués dans ce réseau planétaire nécessaire à la production ne serait-ce que d’une seule chaise en plastique.

À l’inverse, une chaise sculptée dans le bois avec des outils locaux, n’impliquera rien de tel.

Les agencements systémiques et la coercition

En ayant franchi le seuil haut des capacités autonomes, les sociétés complexes imposent à leurs membres d’exercer des tâches hyper spécialisées et répétitives au service de vastes agencements systémiques.

Par ailleurs, les agencements systémiques ne pourraient pas tenir sans le soutien d’une structure étatique qui, elle-même, a besoin d’instruments coercitifs – tant physiques que psychiques – pour se maintenir et mener à bien ses fonctions :

  • Écoles et propagandes (diffusion d’un discours unificateur),
  • Contrôles sociaux, polices et armées,
  • Tribunaux, prisons et asiles,

Institutions du conditionnement, de la contrainte et de la peur sans lesquelles la cohésion d’une société densément peuplée et où prévaut l’anonymat, imploserait.

Certes ces instruments coercitifs s’inscrivent dans un contrat social nécessaire à la vie en société. Mais ce contrat, imposé à la naissance, connaît une rigidité variable selon les sociétés que le Triangle des compromis nous permet d’identifier.

Les agencements systémiques et la raréfaction du vivant

Le recours à une technicité de plus en plus complexe accroît le pouvoir de prédation, dans le temps et dans l’espace, d’une société humaine sur les ressources naturelles. Sa technique soutient aussi sa démographie (plus d’individus vivant plus longtemps). Ces facteurs, pour peu qu’ils ne soient pas jugulés par certaines restrictions quant à la liberté d’utiliser ce pouvoir, concourent à la raréfaction du vivant.

Le compromis

Ces observations m’ont conduit au fil des années à la conclusion qu’une société humaine ne peut pas cumuler :

  • Une forte technicité ;
  • Une forte amplitude de liberté personnelle ;
  • Et une forte viabilité écologique.

Depuis toujours, cette incapacité impose des compromis, à toutes les sociétés humaines.

Ici l’« écologie » se réfère aux ressources étant, à la fois, vitales pour le maintien de la société et accessibles à cette dernière.

Ici la « liberté » correspond à la somme des espaces au sein desquels la personne peut agir sans craindre la répression des autorités de sa société. Ici, cette notion est à rapprocher de celle de dignité, au sens de ne pas être « manipulé » par autrui. Les limites sociétales sont formulées par des interdits et des obligations explicites. Elles se surajoutent aux limites sauvages. On peut également parler du degré d’entropie légalement permis par la société [je développe ce point dans mon Algorithme Initial (AI)].

Ici la « technicité » se réfère aux agencements systémiques de la société.

Enfin, il ne faut pas omettre une quatrième variable cachée : la variable des « pertes », puisque la plupart des processus impliquent certaines pertes (de matières, d’anergies, de libertés, de temps, d’opportunités, de vitalité…). Concrètement, nous estimerons les pertes d’une société en observant principalement :

  • les pertes écologiques : d’une part, le différentiel négatif entre ressources consommées et ressources régénérées, soit la perte nette des ressources n’ayant pas pu se renouveler, faute de temps ou de capacités (amont), et, d’autre part la quantité totale des déchets non renouvelables engendrés (aval).
  • la perte de libertés qu’impose son fonctionnement à ses membres.

Je propose que chacune de ces quatre variables soit notée de 0 à 5 selon son degré d’intensité au sein d’une société.

L’écologie forme la base indispensable qui sous-tend les autres variables.
Ainsi pouvons-nous dire que cette base n’est plus assurée lorsque sa valeur est < 4.

Les valeurs données à la liberté (entropie) et à la technicité (agencements systémiques) fluctuent selon les possibilités contextuelles (sans cesse changeantes).

Dans le cas de l’écologie : 0 = inerte, la mort du vivant
Dans le cas de la liberté : 0 = absence totale d’entropie
Dans le cas de la technicité : 0 = absence totale d’agencements systémiques, soit une société simple
Dans le cas de pertes : 0 = société parfaitement sauvage

Parce que toutes les variables ne peuvent coexister à leur maximum au sein d’une même société, dans mon modèle, la somme des quatre variables (écologie, liberté, technicité et pertes) = 10.

Ces quatre notes ne sont pas liés par un étalon commun, mais par une relation de pondération.

Comme nous l’avons vu, la technicisation d’une société tend à atrophier l’écologie, ainsi que la liberté de ses membres.
Donc nous pouvons dire que si la technicité ≥ 2, alors nécessairement l’écologie ≤ 3 et la liberté ≤ 2 (jusqu’à ce jour, il me semble que nous n’ayons aucun contre-exemple historique pouvant invalider cette affirmation).

Ces quatre variables peuvent être disposées en triangle :

.

.

Et chaque société humaine pourra être traduite par les valeurs numériques de ces variables, propres à son scénario sociétal.

Ce système de notation permet notamment de mesurer la pérennité d’une société, comme voici :

.

 

 

.

Mémo

4 variables : écologie, liberté, technicité et pertes
Chaque variable est notée de 0 à 5
La somme de toute les variables = 10

Si technicité ≥ 2, alors écologie ≤ 3
Si technicité ≥ 2, alors liberté ≤ 2
Si écologie < 4, alors base vitale non assurée

Si écologie = 0, alors inerte
Si liberté = 0, alors absence d’entropie, alors inerte
Si technicité = 0, alors société simple

.

Ils se sont appropriés le triangle des compromis

Le triangle gradué

Une amie a imaginé une version graduée du triangle des compromis. De ce cas, la Liberté, l’Écologie et la Technicité sont placées aux angles et sont graduées de 0 à 5.

Triangle gradué

Il suffit ensuite de relier chaque intensité des trois variables entre elles, comme ceci :

.

Triangle gradué - Exemples

.

Remarque :

La variable des pertes n’étant pas représentée, ce triangle ne permet pas de calculer le compromis sur la base d’une somme fixe. Il s’agit moins d’un processus de calcul, que de la photographie flagrante de son aboutissement.

Le positionnement interne

Suite à ma présentation du triangle des compromis au Campus de la transition, trois étudiants ont décidé de l’utiliser dans un Tedx pour illustrer leur cheminement intérieur.

Pour l’occasion, ils ont choisi de le simplifier en déplaçant les trois variables principales sur chaque angle et en positionnant un point en son sein pour marquer les différentes situations sociétales.

Stimulé par leur inspiration, je l’ai modélisé pour y tracer les différentes zones d’exclusion. En effet, dans les faits pratiques et en raison des compromis précédemment expliqués, la majorité de la surface du triangle s’avère inaccessible. Ici, ces zones inatteignables sont restées blanches.

Remarques :

  • Ce triangle ne traduit pas des proportionnalités chronologiques, mais dispose dans l’espace des types de sociétés humaines selon leurs particularités en termes de Liberté, d’Écologie et de Technicité
  • En marquant clairement les zones d’exclusion, ce triangle intègre d’emblée la réalité des compromis
  • Ce triangle fait clairement ressortir trois grands groupes : celui des sociétés viables ; celui des civilisations traditionnelles et de la civilisation moderne/post-moderne ; celui de la dictature verte, Green Brother
  • Ce triangle ne représente pas la variable des pertes
  • Ce triangle invite a imaginer deux graduations superposées (non représentées ici) : une pour chaque variable et une autre pour deux variables combinées

Laisser un commentaire

You are currently viewing Le Triangle des compromis : l’outil le plus minimaliste pour évaluer la viabilité des sociétés humaines